Charlie Hebdo : la racine du drame, par Laura Gutman

Cela fait de nombreuses années que je lis et assiste aux conférences de Laura Gutman, psychothérapeute familiale argentine et auteure de nombreux ouvrages. Partant des cas cliniques qu’elle accompagne depuis des décennies, elle n’a de cesse de remonter aux blessures originelles et aux expériences d’abandon, de manque d’amour, de désert émotionnel, de violences vécues pendant l’enfance, pour mettre en lumière les stratégies de survie qui sous-tendent nos comportements et l’organisation de nos vies affectives adultes. Afin de pouvoir démonter nos « personnages », changer et vivre -enfin- depuis notre Être essentiel.

Je partage avec vous l’analyse de l’attentat de Charlie Hebdo à travers son prisme :

« Encore consternée par la nouvelle de l’assassinat de dessinateurs et employés du journal Charlie Hebdo à Paris, je lis avec intérêt les opinions de philosophes, politiques, journalistes, artistes et penseurs du monde entier et j’aimerais contribuer avec une réflexion supplémentaire, qui –je crois- vise la racine de ces faits dramatiques. L’attentat des Tours Jumelles à New York, l’attentat d’Atocha à Madrid, l’attentat du siège de l’AMIA à Buenos Aires : autant d’attentats dont nous avons été témoins autour du monde et qui continueront à se produire. Nous ne trouverons pas de solution si nous pensons qu’il suffit de « redoubler la lutte » pour la liberté ou la lutte pour certaines valeurs auxquelles bien évidemment la majorité des individus adhérons. Lors de ces circonstances tragiques, nous nous unissons autour de la résurgence de sentiments propres à notre nature humaine : la solidarité, la compassion et l’amour pour la vie, établissant ainsi une syntonie subtile entre les uns et les autres, vibrant à l’unisson de l’émotion des rues de Paris, même si nous ne nous y trouvons pas physiquement.

D’un autre côté, il es probable que les pouvoir politiques utilisent la peur générée pour renforcer le contrôle des citoyens, la militarisation de la vie quotidienne et la brèche entre les nations, les religions ou les races.

Pourtant, cette violence atroce et d’un certain côté incompréhensible, n’est ni un problème de religions, ni un problème de cultures. Il s’agit d’un problème invisible, sourd, latent et désespéré d’abandon pendant la prime enfance. Malheureusement les abandons desquels nous provenons n’ont ni frontières culturelles ni religieuses : nous sommes mal d’où que nous venions. Nous naissons égaux aux quatre coins du monde en tant qu’humains de nature aimante. Nous venons au monde pour aimer notre prochain. Seulement, du fait de n’avoir pas été assez aimés pendant l’enfance, nous cherchons ensuite refuge et appartenance où que ce soit, faute d’appartenance à la substance maternelle. Un groupe fermé et protecteur, quelle que soit son idéologie, peut nous « faire sentir » valorisés. Le groupe nous offre une identité, des objectifs à partager, des expériences mystiques et les mots d’un quelconque leader qui organise nos émotions confuses. Si nous n’avons pas reçu ces expériences émotionnelles d’une mère ou d’une famille aimante, nous les adopterons de n’importe quel circuit qui  sera pour nous affectivement structurant. Bien sûr qu’il est aussi question de différences et de degrés. Nous ne devenons pas tous des tueurs. Mais reconnaissons que la valeur que nous donnons à notre vie –et à la vie des autres- est proportionnelle au désir de vivre. Et que ce désir de vivre est profondément ancré dans le vécu intérieur d’avoir été –ou non- aimés depuis le commencement de nos vies.

Je vais sans doute paraître redondante sur ce point : si nous prétendons réellement changer le monde, si les actes terroristes nous font honte et si nous comprenons que l’amour du prochain est la valeur suprême, alors nous n’avons pas d’autre choix que de revoir –chacun de nous- la qualité de l’amour que nous avons reçu et ensuite –grâce à la compréhension de nos failles- de prendre la décision d’aimer.

Je partage une phrase de l’Apôtre Jean : Si quelqu’un dit: « J’aime Dieu », et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur. En effet, s’il n’aime pas son frère qu’il voit, il ne peut pas aimer Dieu qu’il ne voit pas. »

Laura Gutman

Je suis Charlie

Eduquer avec lenteur, par Ibone Olza

Ibone Olza est psychiatre infanto-juvénile et périnatale, chercheuse et auteure. Elle est aussi mère de 3 enfants. Les enjeux autour de l’enfance, la nature ou notre santé lui tiennent particulièrement à cœur.

Co-fondatrice de l’association espagnole El Parto Es Nuestro qui œuvre pour le respect des droits des parturientes et « l’humanisation » des conditions d’accouchement, elle est également à l’origine du forum de soutien aux femmes ayant vécu une césarienne (Apoyocesáreas, le cousin de Césarine). Apoyocesáreas est une véritable grotte intime et chaleureuse au sein de laquelle des femmes, liées par une histoire similaire, osent mettre en mots les émotions qui découlent de leurs accouchements traumatiques : elles se dévoilent, se soutiennent, se réparent, trouvent les mots bienveillants, encourageants, vibrants, véritable baume au cœur et à l’âme, pour dépasser cet écueil, renaître à elles-mêmes et ainsi reconnecter à leur puissance féminine.

J’ai envie de partager aujourd’hui son éloge à la lenteur, si importante dans les moments-clés du tout début de la vie :

Entre 3 et 4 h du matin, à l’heure la plus sombre de la nuit, quand l’aube ne se laisse pas encore deviner, c’est à cette heure de la nuit qu’il y a le plus de naissances. C’est ce qu’a mis en évidence une étude qui analysa l’heure de naissance parmi plus d’un demi-million (601222 pour être exacte) d’accouchements spontanés au Royaume-Uni au début des années 70. L’heure à laquelle le plus grand nombre de bébés a vu le jour se situe entre 3 et 4h du matin, un horaire pendant lequel la femme est tranquille, protégée et dans un état émotionnel paisible et endormi selon les conclusions des auteurs de l’étude (1).

Évidemment, c’était en d’autres temps, avant que la hâte et la peur ne dominent les accouchements et ne s’emparent des salles de naissance. Actuellement, peu de bébés pourront bénéficier d’un accouchement spontané et respecté. De plus en plus, les bébés sont extraits de l’utérus avant l’heure. Sous de nombreux prétextes, les accouchements sont déclenchés et les césariennes programmées la plupart du temps sans aucune urgence médicale, simplement depuis le point de vue que « de toute façon le bébé est formé alors autant le sortir puisqu’il n’a plus rien à faire ici dedans ». On décide de la date d’accouchement en fonction d’agendas complètement étrangers aux besoins du bébé. Le nouveau-né arrive au monde avec ce message d’accueil : « il n’y a pas de temps à perdre ».

Lourde erreur, car l’accouchement, c’est le bébé qui le déclenche lorsqu’il est prêt à naître et ce qui évolue le plus pendant les derniers jours de grossesse, c’est justement son cerveau (et celui de sa maman qui se prépare pour l’expérience amoureuse la plus intense!). La maturité cérébrale et neurologique des nouveaux-nés à terme nés d’accouchements spontanés est supérieure à ceux qui sont extraits 2 ou 3 semaines avant terme…Cet exemple illustre à merveille comment la hâte et l’impatience se sont imposées dans nos vies, et ce avant même de naître, et à quel point il est difficile voire impossible de respecter les rythmes de notre nature tout au long de notre croissance. Gloria Lemay, sage-femme canadienne, l’explique très bien lorsqu’elle dit « Assister un accouchement, c’est comme cultiver des roses. Tu dois t’émerveiller devant celles qui viennent de s’ouvrir et fleurissent sous le premier baiser du soleil, mais jamais il ne te viendrait à l’esprit de tirer sur  les pétales des boutons fermés pour les forcer à fleurir uniquement lorsque que cela te convient ». Peut-être que cette image de destruction qui correspond à la tentative d’ouvrir en force un bouton de rose peut nous aider à comprendre pourquoi la hâte cause tant de préjudices, lors des accouchements, mais également au cours de tout le développement de nos petits.

Si la grossesse et l’accouchement sont gouvernés par le calendrier et l’horloge, les mois qui suivent la naissance sont habituellement plutôt dirigés par un autre instrument : la balance. Les grammes que le bébé gagne les premières semaines et les premiers mois servent à attribuer une note comme s’il s’agissait d’un examen : plus le bébé prend de poids et plus vite il le prend, mieux c’est. Injonction paradoxale dans un monde où l’obésité infantile est devenue depuis quelques temps un grave –et silencieux- problème de santé. Avec une montre et une balance en main, c’est facile de faire tomber à l’eau de nombreux allaitements les toutes premières semaines de vie. Et pendant ce temps, une légion de publicités ciblant les nouveaux parents vantent tous type de gadgets et produits pour le nouveau-né ou le bambin qui fait ses premiers pas. Vu de l’extérieur, on pourrait penser qu’il est impossible d’éduquer un enfant sans avoir à acheter et accumuler un nombre incalculable d’objets.

Je travaille là où les mères pleurent. Parfois, elles viennent avec leurs enfants, d’autres fois elles les portent dans leur ventre. Elles s’assoient en face de moi dans le cabinet de consultation de psychiatrie infantile, et commencent à me raconter tout ce qui les préoccupe, et souvent les larmes perlent toutes seules. Lorsqu’elles remarquent l’humidité qui déborde de leurs paupières et glissent sur leurs joues, beaucoup s’excusent, comme si pleurer était une entorse à la bonne éducation. Et souvent, les petits qui pendant ce temps jouaient avec le train, la pâte à modeler ou la maison de poupées que je mets à disposition dans le cabinet, s’approchent de leur maman pour la caresser à leur façon. Les mères sourient alors qu’elles essaient de dissimuler leurs larmes et les enfants retournent jouer tranquillement. La séquence passe souvent inaperçue pour les adultes présents dans le cabinet.

 Les mères et parfois aussi les pères pleurent parce qu’ils sentent qu’ils ne font pas les choses bien. Le problème, c’est que souvent, ils font trop d’efforts. Ils travaillent trop d’heures pour finalement arriver à la maison trop fatigués et ainsi, souvent, ils souhaitent que le temps vole. J’ai tellement envie que l’accouchement arrive, que tout ça passe vite, le plus tôt sera le mieux. Que les enfants grandissent, qu’ils entrent à la garderie ou au collège ou à la fac. Qu’ils soient déjà grands, qu’ils aillent aux toilettes seuls ou dorment d’une traite toute la nuit. Pour pouvoir se reposer de tant d’efforts. Je les écoute, en prenant le temps, tout en cherchant les mots pour leur expliquer l’importance de freiner, de ralentir, de s’arrêter. Des mots qui ne sont presque plus utilisés pour parler d’éducation et que nous devrions pourtant récupérer.

John Bowlby, psychiatre infantile qui a formulé avec brio la théorie de l’attachement l’avait déjà introduit de la façon suivante en 1951 : “Nous considérons essentiel pour la santé mentale, que le bébé et le petit enfant expérimentent une relation chaleureuse, intime et continue avec la mère (ou le substitut maternel permanent), dans laquelle tous deux trouvent satisfaction et plaisir.” Par « essentiel », il précisa qu’il s’agissait ni plus ni moins de la survie de l’espèce humaine.

Plaisir, faire plaisir. Satisfaction et jouissance mutuelles. Délice, débordement, jouissance. Délectation : procurer le plaisir des sens ou de l’esprit. Faire plaisir, plaire, amuser, jouir. Délice : plaisir sensuel ou spirituel. Faire plaisir : procurer de la joie ou du plaisir à quelqu’un. Trouver ou avoir du plaisir ou de la satisfaction à faire quelque chose. Avec plaisir, avec beaucoup de plaisir, c’est seulement ainsi que l’on peut éduquer en douceur.

Contempler, avec sérénité. Respirer profondément et faire confiance. Savoir que l’accouchement arrivera et comme le disait Koosterman en 1922 : « Une femme en bonne santé qui met au monde spontanément réalise un travail qui ne peut être amélioré. » Recevoir son bébé sur sa peau, et contempler comment il rampe de façon spontanée et avance vers le sein pour commencer à téter, mais avant ou après, il fait une pause pour regarder calmement sa maman les yeux dans les yeux. Éduquer en savourant, avec lenteur, à l’ancienne, comme quelqu’un qui prépare des confitures ou fait braiser des poivrons un après-midi de septembre. Se donner le temps sans qu’il soit écrit, pour capter l’odeur du lait maternel caillé qui reste imprégné sur ses petits vêtements ou sur les nôtres. Les premiers sourires et la douceur des menottes presque rondes. Allonger les heures comme si c’était des jours et les jours comme si c’était des semaines. Essayer d’imprimer sur nos rétines ce regard rond et si pur. Contempler nos enfants endormis au petit matin, sentir comment leur poitrine se soulève au rythme de la respiration. Être là et rester, avoir confiance. Écouter les histoires familiales, les raconter aux plus petits, récupérer la transmission orale de nos vies et celles de nos ancêtres. Leur parler de leurs arrières grands-parents, de notre enfance, de ce monde qui n’existe plus que dans notre mémoire.

Passer de longs après-midis sans rien faire à part flemmarder pendant que nos enfants courent ou jouent, inventent et explorent. Manger avec eux, petit-déjeuner avec eux, dormir avec eux, être présent. Des privilèges gratuits que pourtant très peu semblent s’autoriser à s’octroyer. Avec la hâte et le stress, l’éducation devient bel et bien une énorme course d’obstacles. Les garderies ne font pas leur pub en annonçant des activités empreintes de plaisir comme aller au parc, regarder des insectes ou aider un adulte à cuisiner. Au lieu de cela, on leur offre des cours d’anglais et des supposés programmes de stimulation cognitive qui soi-disant leur assurent un avenir triomphal. Stressés depuis leur plus jeune âge, la seule façon qu’ont certains petits d’être autorisés à ne rien faire de toute la matinée, est de tomber malades.

Et pourtant, l’éducation a peu en commun avec la production industrielle dans laquelle elle se trouve submergée. Bien au contraire, c’est une œuvre issue de l’artisanat le plus délicat. Tout doucement, les liens les plus solides et durables se construisent, ceux qui donnent comme fruit des adultes sûrs d’eux-mêmes et pourvus d’une énorme capacité d’aimer. En tant que mères et pères, nous devrions nous arrêter beaucoup plus souvent pour regarder autour de nous et nous demander avec honnêteté combien de ce que nous faisons au quotidien est réellement indispensable, en quoi cela contribue à notre bien-être intime, et qu’est-ce qui implique un stress inutile et maladif. A mesure que nous oserons nous détacher de la hâte et arrêterons de fuir, nous sentirons comment tout est en réalité beaucoup plus facile, plus simple, et infiniment plus beau que ce que l’on pressentait. Éduquer avec lenteur, c’est simplement s’autoriser à vivre en respirant profondément, en contemplant le miracle de la vie à travers nos enfants, qui sans stress, s’épanouissent de façon beaucoup plus solide que ce que nous pensons.

 (1)    Cité par Adrian MacFarlane dans “Psychologie de la Naissance”

 

Source : « Criar despacio », Ibone Olza  ~ Traduction : Brigitte Rietzler // Temesira